ANIMISME

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Le terme «animisme» désigne, dans son sens général, la croyance aux âmes et aux esprits. Dans son sens spécial, il se réfère à la théorie d’Edward B. Tylor (1832-1917), selon laquelle la croyance aux esprits représente la première phase de la religion. Cette théorie a rendu populaires les deux sens du terme animisme.

La théorie de Tylor

La religion se définit, selon Tylor, par la croyance en des êtres spirituels. Dans le deuxième tome de Primitive Culture, il s’efforce d’identifier l’origine de cette croyance et d’en reconstituer le développement. Le «primitif» arriverait à l’idée d’un principe différent de son corps, c’est-à-dire à l’idée de l’âme, à la suite de deux expériences psychophysiologiques: d’une part, les phénomènes du sommeil, de la maladie, de l’extase (la transe) et de la mort; d’autre part, l’expérience personnelle des rêves et des visions. Quand ce principe abandonne provisoirement le corps, l’homme s’endort, l’âme vagabonde et a ses propres expériences, les rêves. Lorsque l’âme se sépare du corps, c’est la mort. L’extase et la maladie s’expliquent également par un abandon temporaire du corps par l’âme. Et, puisqu’on rêve de personnes décédées depuis longtemps, on conclut à la survivance de l’âme après la mort.

Tylor analyse la conception de l’âme ou de l’«esprit personnel» chez les primitifs, qu’il appelait «races inférieures»: «C’est une image humaine immatérielle, de par sa nature, une sorte de vapeur, de pellicule ou d’ombre; cause de la vie et de la pensée dans l’individu qu’elle anime; possédant indépendamment la conscience personnelle et la volonté de son propriétaire corporel, ancien ou actuel; capable d’abandonner le corps et de se déplacer très rapidement d’un endroit à un autre; le plus souvent insaisissable et invisible, et pourtant déployant une force physique, et surtout apparaissant aux hommes à l’état de veille ou de sommeil comme un fantôme séparé du corps, qui lui ressemble; continuant à exister et apparaissant aux hommes après la mort du corps; capable de pénétrer dans le corps d’autres êtres humains, d’animaux et même d’objets, de les posséder et de les faire agir.»

Selon Tylor, la croyance en la post-existence de l’âme a donné lieu au culte des morts et des ancêtres. L’idée de la transmigration des âmes s’expliquerait également à partir des mêmes phénomènes. Par analogie, les primitifs auraient conclu que les animaux et les plantes, et même les objets apparemment inanimés, disposent également d’un corps et d’une âme. Car il n’y a pas de différence de nature entre l’homme et les êtres animés ou inanimés qui l’entourent.

L’existence autonome de l’âme conduit à l’idée des esprits indépendants, qui animent la Nature, mais qui sont susceptibles de posséder les hommes, c’est ainsi qu’on explique le phénomène de la «possession», ou de s’incarner dans n’importe quel objet, et c’est l’origine du «fétichisme». Ainsi s’articule le culte de la Nature, avec ses formes particulières: culte des rivières, des arbres, des animaux, etc. Plus tard, on ne divinise plus un objet individuel, mais l’espèce entière : on arrive ainsi à une divinité des rivières, à une autre de la forêt, des montagnes, etc. C’est le commencement du polythéisme des peuples «semi-civilisés», avec leurs dieux du ciel, de l’atmosphère, du vent, de l’eau, etc. Une autre ligne de développement aurait produit les divinités qui protègent les différentes phases et fonctions de la vie humaine: divinités de la naissance, du mariage, de la mort, de l’agriculture, de la guerre, etc.

«Les divinités supérieures du polythéisme, écrit Tylor, ont leur place dans le système animiste général de l’humanité. Chez de nombreux peuples, on peut encore se rendre compte que, l’homme étant le prototype de la divinité, la société humaine et le gouvernement devinrent le modèle sur lequel ont été formés la société et le gouvernement divins. Ce que sont les chefs et les rois parmi les hommes, correspond à ce que sont les grands dieux parmi les esprits de rang inférieur [...]. Au-dessus des âmes désincarnées et des mânes, des génies locaux des rochers, des sources et des arbres, au-dessus de la foule des bons et des mauvais démons, et du reste des esprits communs, se dressent ces divinités plus puissantes, dont l’influence est moins limitée à des intérêts locaux ou individuels, et qui, selon leur bon plaisir, agissent directement dans leur vaste domaine, ou bien peuvent contrôler et opérer par l’entremise d’êtres inférieurs à leur espèce, leurs serviteurs, agents ou médiateurs. Ce n’est pas dans la théologie du monde civilisé, qui définit soigneusement les nombreux grands dieux du polythéisme, que ceux-ci y apparaissent pour la première fois. Leurs prototypes étaient déjà formés dans les religions des races inférieures; depuis lors, durant de nombreuses périodes de progrès culturel ou de régression, ce fut l’œuvre du poète et du prêtre, du théologien et du philosophe, de développer et de renouveler les puissants seigneurs du panthéon, ou bien de les déposer et de les éliminer.»

Finalement, on est arrivé au monothéisme par plusieurs voies. Par exemple, en donnant la suprématie à l’un des dieux du polythéisme; ou bien en élaborant un panthéon d’après le modèle de l’organisation politique, où le rôle du roi fut dévolu à un des dieux; ou encore en imaginant l’univers animé par la plus grande et omniprésente divinité, qui devint ainsi l’anima mundi. Tylor estime que les primitifs ne sont pas parvenus au vrai monothéisme, puisqu’ils ne sont pas capables de concevoir un dieu créateur unique. Le «vrai monothéisme» est la dernière étape d’une longue évolution religieuse, d’un processus commencé avec la découverte de l’âme.

Le succès de la théorie animiste de Tylor a été sans précédent: elle a dominé pendant presque un demi-siècle les recherches des anthropologues, des sociologues et des historiens des religions. Même après avoir été sérieusement critiquée par des savants d’orientations diverses, la théorie animiste a continué d’exercer une grande attraction, ce qui s’explique par sa simplicité linéaire, par son ampleur et par ses présuppositions évolutionnistes. Presque tous les livres importants écrits entre 1875 et 1914 sur les religions primitives, orientales, indo-européennes et même sur la religion d’Israël, utilisaient ou acceptaient, au moins en partie, la reconstruction de Tylor. Un des derniers auteurs à reprendre et à développer la théorie animiste a été le psychologue Wilhelm Wundt, dans la première partie de son volumineux ouvrage Völkerpsychologie (1910), intitulée Mythus und Religion.

L’analyse du phénomène de l’animisme présentée par Tylor garde encore sa valeur. L’éminent anthropologue anglais a établi avec précision, et avec une documentation vaste et solide, qu’un grand nombre de peuples, «primitifs» aussi bien que civilisés, accordent une importance décisive aux expériences impliquant l’activité de l’âme (ou de l’«esprit»), pendant la vie ou après la mort. Toute une série de phénomènes religieux ne peut s’expliquer que par la croyance à l’autonomie et à la pérennité de l’âme: en premier lieu, la croyance que ce principe spirituel est capable d’abandonner le corps, de voyager dans le pays des morts ou de monter au ciel, qu’il peut pénétrer et posséder un autre corps, qu’il se révèle en quelque sorte indépendant du corps et supérieur à lui puisqu’il le précède et lui survit. Divers phénomènes religieux, comme la possession, le culte des morts, le chamanisme, deviennent compréhensibles à la lumière de telles croyances.

Cette partie positive de l’œuvre de Tylor n’a pas été controversée. Les critiques portent sur sa définition de l’animisme en tant que première expression de l’expérience religieuse, et sur sa reconstitution linéaire de l’évolution de la religion, celle-ci débutant avec l’animisme, continuant avec le fétichisme, puis le naturisme (ou culte de la nature) et le polythéisme. Certes, le progrès marqué par la théorie de Tylor a été incontestable, si l’on se rappelle qu’Auguste Comte et Herbert Spencer voyaient, respectivement, dans le fétichisme et dans le culte des ancêtres, l’origine de la religion. Il est évident que la croyance en des esprits précède le culte des ancêtres; on vénérait les morts justement parce qu’ils étaient devenus des «esprits». Tylor estimait que le fétichisme impliquait également l’animisme. Selon lui, un objet devenait «fétiche» parce qu’on croyait qu’un esprit l’animait, mais cette explication ne s’impose pas toujours.

Les données nouvelles

L’explication générale de Tylor a été critiquée surtout pour deux conclusions de grande conséquence théorique: 1. l’identification de l’animisme à l’origine de la religion; 2. l’affirmation selon laquelle, partout dans le monde , la religion a évolué dans le sens qu’on vient d’indiquer.

Nombre d’auteurs ont rejeté la première affirmation. Andrew Lang, par exemple, a montré que l’idée d’un Être suprême personnel est attestée chez les populations les plus archaïques, où l’animisme ne joue qu’un rôle secondaire. En suivant une tout autre voie, R. R. Marret a soutenu dans un article célèbre, Preanimistic Religion , que la première forme d’expérience religieuse aurait été provoquée par la rencontre avec une force mystérieuse et impersonnelle, que les Mélanésiens appellent mana. De son côté, J. G. Frazer estimait que la magie avait précédé l’apparition de la religion. Enfin, Émile Durkheim voyait dans le totémisme australien la source de l’expérience religieuse.

On admet aujourd’hui que la recherche des «origines» de la religion est vaine et sans issue, puisque nous n’avons aucune possibilité de reconstituer les croyances et les idées des premiers humains. Dans la mesure où elles ne font que substituer à l’animisme une autre «origine» de la religion, les nouvelles théories n’ont pas plus de poids que celle de Tylor. Ces critiques ont eu pourtant le mérite d’attirer l’attention sur d’autres phénomènes religieux originaires, existant à côté de l’animisme ou le précédant.

En effet, il n’a pas été possible de trouver une religion qui soit exclusivement animiste. À côté de la croyance en des esprits et de la conviction que la Nature est animée, il existe, chez les primitifs, d’autres conceptions religieuses; par exemple, la croyance en un Être suprême créateur, ou la croyance au mana, etc. En outre, l’animisme n’est pas connu partout dans le monde, comme le laissait entendre Tylor. Les croyances animistes sont dominantes, notamment en Mélanésie, en Indonésie, sur la côte occidentale de l’Afrique, dans les deux Amériques. Pourtant, même dans ces régions, tous les objets ne sont pas susceptibles d’avoir une «âme». Pour les populations indonésiennes, par exemple, les objets inanimés n’ont pas d’âme, et seules certaines espèces végétales sont réputées en avoir. On croit aussi que l’homme possède plusieurs âmes, généralement deux ou trois et jusqu’à sept ou même treize en Mélanésie; ce problème de la multiplicité des âmes est essentiel.

Toutefois, les objections les plus graves contre la reconstruction de Tylor concernent son explication de l’«origine» des dieux. Selon sa théorie, la conception du dieu ne pouvait prendre forme avant que l’humanité primitive fût arrivée à l’idée de l’âme (ou de l’esprit). Pourtant, certaines populations qui comptent parmi les plus archaïques, par exemple les tribus de l’Australie sud-orientale, connaissent des Êtres suprêmes et d’autres figures divines ou semi-divines, qui ne sont pas considérés comme des «esprits». Ces êtres surnaturels sont conçus comme des personnes réelles, bien que considérablement supérieurs aux humains. Mais, surtout, suivant Tylor, le modèle de l’Être suprême aurait été le chef de la tribu; or on trouve la croyance en des Êtres suprêmes dans des sociétés qui ignorent l’institution des chefs.

Selon la théorie évolutionniste de Tylor, la croyance aux esprits de la Nature et le culte des ancêtres doivent précéder le polythéisme et la formation du monothéisme. Or, chez les Australiens, comme chez d’autres populations archaïques du même niveau culturel où l’on a observé cette croyance en des Êtres suprêmes, il n’existe ni culte de la Nature ni culte des ancêtres. D’ailleurs, il n’est pas nécessaire de faire dériver des croyances animistes le culte des forces de la Nature. On peut concevoir un culte semblable comme le résultat de la personnification d’un certain aspect de la Nature. Tylor expliquait le fétichisme par la croyance en un esprit s’incorporant dans un objet quelconque. Or, en Afrique occidentale – c’est-à-dire dans la région même où le «fétichisme» fleurit et d’où le terme et le concept nous sont venus – le pouvoir d’un fétiche ne dérive pas, aux yeux des aborigènes, d’un esprit qui serait incarné dans l’objet, mais de telle ou telle substance magique dont on enduit ce «fétiche», et qui est considérée comme riche en vertus surnaturelles. Qui plus est, les pratiques et les conceptions magiques n’impliquent pas l’idée d’une «âme», mais sont fondées sur la croyance en une force mystérieuse de type mana ou en l’efficacité du rituel.

Une autre difficulté vient du fait que les primitifs croient en l’existence de plusieurs âmes. On distingue surtout entre ce que les chercheurs ont appelé l’«âme-vie» (ou l’«âme-corps»), qui ne quitte le corps qu’à la mort, et l’«âme libre» (ou l’«ombre», l’«image», etc.), qui est susceptible d’abandonner le corps pendant le sommeil, la maladie ou la transe. Mais, nous l’avons vu, certains peuples estiment qu’il existe jusqu’à sept ou même treize âmes, dépendantes des parties spécifiques du corps ou des fonctions physiologiques particulières. En outre, dans un grand nombre de religions primitives, les deux ou plusieurs âmes sont censées être d’origines différentes, et l’une d’entre elles est d’origine divine. Par exemple, chez les Apapocuva, tribu archaïque brésilienne, l’«âme spirituelle» (l’«âme des plantes», selon la terminologie de l’ethnologue Curt Nimuendaju) descend d’une région céleste pour s’incarner, tandis que l’«âme animale» est d’origine terrestre. À la mort, la première retourne dans sa patrie divine.

Des idées similaires se rencontrent chez des tribus de l’Amérique du Nord, ainsi que l’a montré A. Hultkrantz: l’«âme spirituelle» a son origine ultime dans la divinité, par création ou par émanation; cette âme préexiste à l’homme, s’incarne et, après la mort, retourne à sa source surnaturelle. Or, si l’âme, ou, plus précisément, l’«âme spirituelle», est considérée comme créée par Dieu, la théorie de Tylor apparaît insoutenable.

A. E. Jensen estime que l’idée de Dieu précède l’idée de l’âme, bien que l’anthropologue allemand ne partage pas les conceptions de Lang et de Wilhelm Schmidt sur le prétendu «monothéisme des primitifs». «Il n’y a aucune preuve, écrit Jensen, que l’homme ait découvert l’âme avant d’avoir la moindre idée de Dieu. La plupart des documents indiquent au contraire que les idées d’âme humaine ne sauraient se concevoir indépendamment d’une idée de Dieu. L’âme est en effet cette entité spirituelle de l’homme qui tire directement son origine de la divinité.»

On voit donc en quel sens les recherches modernes ont corrigé et développé les idées de Tylor sur l’animisme.

L’animisme et l’anthropologie contemporaine

Depuis la Seconde Guerre mondiale environ, le concept d’animisme est abandonné par les anthropologues. Relayées, en effet, par des discussions sur d’autres concepts (notamment ceux de «magie» ou de «sacré», avec E. Durkheim et B. Malinowski), les théories de Tylor et de Frazer n’ont pas résisté aux études et monographies de terrain des représentants de l’anthropologie sociale britannique, en particulier celles d’E. E. Evans-Pritchard et de Radcliffe-Brown. À la même époque, l’anthropologie américaine (par exemple, avec P. Radin ou R. H. Lowie) n’a que peu utilisé le concept d’animisme – élaboré par des savants anglais – dans ses théories sur la religion et sur la magie «primitives». Quant à l’école anthropologique allemande, elle avait disparu après la Première Guerre mondiale, tandis qu’en France les travaux de L. Lévy-Bruhl, éclipsés par ceux de Durkheim et de Mauss, restaient sans postérité à l’intérieur de la discipline.

L’abandon du concept tylorien

L’abandon de l’animisme se justifiait en grande partie par les aspects péjoratifs des connotations d’un tel concept, lié à des reconstructions évolutionnistes invérifiables, selon lesquelles les religions de l’humanité passeraient par trois stades successifs: l’animisme, le polythéisme et le monothéisme. Cette approche restait hantée par la quête des origines, qui succomba aux critiques de l’anthropologie sociale britannique soulignant l’inanité de l’«histoire conjecturale», puis au succès du structuralisme.

Le concept d’animisme est alors apparu comme aussi inconsistant et ambigu que, par exemple, celui de «primitif», qui l’accompagnait. Dans La Religion des primitifs (1965), E. E. Evans-Pritchard met en lumière les apories de la théorie de Tylor: rien n’a jamais pu prouver que les «âmes» dont le «primitif» peuplerait la nature aient pour cause des phénomènes psychiques à lui imputés (rêves, visions), ni que l’«esprit» soit une notion dérivée de celle d’«âme». Cette dernière a perdu son crédit en raison des difficultés extrêmes qu’on rencontre quand on veut traduire des notions vernaculaires telles que «âme», «esprit», «souffle», «force vitale», «dieu», etc., et en raison de l’impossibilité subséquente de les intégrer dans une classe unique de phénomènes en recourant à un concept élaboré en Occident.

Par ailleurs, la théorie de Tylor ne s’est appuyée sur aucune analyse sociologique: focalisée sur une prétendue «mentalité» et sur des «croyances», elle n’a retenu qu’une approche psychologique des faits religieux «animistes», en présupposant un sujet «primitif» qui aurait universellement l’attitude que lui prêtait Tylor, c’est-à-dire qui serait partout porté à conférer une âme aux êtres vivants et aux objets inanimés. En négligeant que ces faits sont présents dans des sociétés très diverses, et qu’ils sont intégrés dans des formes d’organisation hétérogènes (royautés ou sociétés sans État, sociétés lignagères ou villageoises, etc.), Tylor ne pouvait expliquer les conceptions apparemment étranges repérables dans les sociétés traditionnelles que par des concepts appauvris relevant de la psychologie de l’époque, tandis que parallèlement s’imposaient ceux de l’évolutionnisme: ainsi attribuait-on une «mentalité enfantine» aux individus appartenant à des cultures animistes non scientifiques, sur la base d’une équivalence fallacieuse entre ontogenèse et sociogenèse.

Le «néo-tylorianisme»

Pourtant, les vues de Tylor ne peuvent aujourd’hui être tenues pour des absurdités ni même pour de simples curiosités dans l’histoire des idées. Elles gardent un intérêt réel, qui tient moins aux raisons invoquées par Mircea Eliade qu’au fait que Tylor a été le promoteur d’une théorie de la rationalité des cultures «autres», et des croyances «différentes», mesurée à l’aune de la raison scientifique occidentale. Compte tenu des données disponibles à l’époque, la théorie de l’animisme répondait de façon adéquate aux questions soulevées par ces croyances, à première vue irrationnelles, en des entités non humaines (ancêtres, esprits, puissances cultuelles telles que fétiches thérapeutiques, éléments d’ordalie, etc.), croyances propres à des sociétés par ailleurs parfaitement aptes à exploiter techniquement leur environnement naturel. L’anthropologie contemporaine continue de s’interroger sur la nature de la «religion» et de la «magie», le débat étant loin d’être clos. Avec l’animisme, Tylor voulait montrer la rationalité des «religions primitives», une rationalité fondée sur des observations et des déductions logiques, même si celles-ci paraissent erronées au regard de la raison scientifique. La magie ne se trompe que lorsqu’elle prend les relations de similarité entre objets pour des relations de consubstantialité («mystiques»); sinon, elle n’est pas en soi déraisonnable, car les lois ordinaires de la nature physique sont le plus souvent en adéquation avec les intentions des pratiques magiques (concernant, par exemple, la santé, la fécondité, les cultures, la pluie). Localement, l’échec de ces pratiques est expliqué (par l’ignorance d’éléments supplémentaires, par la transgression de prohibitions, etc.). Tylor a ainsi mis en place ce qu’on appelle l’interprétation intellectualiste des faits religieux, poursuivie ensuite par Frazer dans Le Rameau d’or (pour Frazer, la magie est un avatar erroné de la science).

La théorie intellectualiste («néo-tylorianisme») a connu un renouveau dans l’anthropologie anglo-saxonne, à la suite des progrès de la philosophie des sciences et de celle du langage. L’anthropologue R. Horton, notamment, s’est opposé aux adversaires de l’intellectualisme: en particulier, à ceux qui, après L. Lévy-Bruhl, considèrent que les pratiques magiques et religieuses «primitives» ressortissent à une logique différente de la nôtre («prélogique»), à ceux qui les tiennent pour entièrement symboliques (de l’ordre social), et donc justiciables seulement d’une approche herméneutique (E. Leach, M. Douglas), ou à ceux qui, à la suite d’EvansPritchard, estiment que leur apparente incohérence n’est due qu’à des problèmes de traduction et à une mauvaise restitution par l’ethnographe des notions indigènes (par exemple, celle de l’«être» dans l’énoncé nuer: «les jumeaux sont des oiseaux»).

L’intellectualisme de R. Horton pose que les conceptions et pratiques traditionnelles, avant tout instrumentales, sont des tentatives rationnelles et universelles d’«explication, de prédiction et de contrôle» de l’environnement et du cours des événements. Les religions traditionnelles sont des «théories», des cadres conceptuels, dans lesquels les dieux et les esprits constituent des hypothèses théoriques concernant des entités «inobservables»; ces «théories» peuvent donc être comparées, à ce titre, aux modèles de la physique moderne, par exemple. Débarrassé de ses aspects évolutionnistes, l’animisme tylorien a donc fondé une conception intellectualiste de la rationalité qui est d’une grande importance dans le débat contemporain concernant des thèmes fondamentaux tels que le relativisme culturel et conceptuel, la nature de la croyance, la signification des énoncés apparemment irrationnels et la compréhension des cultures «autres».

animisme [ animism ] n. m.
• 1781; de animiste
1Anciennt Doctrine physiologico-médicale de Stahl, expliquant les faits vitaux par l'intervention de l'âme. vitalisme.
2(1880) Sociol. Attitude consistant à attribuer aux choses une âme analogue à l'âme humaine. L'animisme de l'enfant. Attitude religieuse traditionnelle, en Afrique. Coexistence de l'animisme et de l'islam.

animisme nom masculin (radical latin anima, âme) Conception générale qui attribue aux êtres de l'univers, aux choses, une âme analogue à l'âme humaine. Tendance qu'ont les enfants à considérer les choses comme animées et à leur prêter des intentions.

animisme
n. m.
d1./d Croyance en l'existence d'une âme dans les choses et dans tous les êtres.
d2./d Vieilli Religion traditionnelle africaine. (Les religions africaines relèvent rarement de l'animisme au sens 1.)

⇒ANIMISME, subst. masc.
A.— PHILOSOPHIE
1. Système de pensée qui considère que la nature est animée et que chaque chose y est gouvernée par une entité spirituelle ou âme :
1. Le polythéisme gréco-latin, qui est une forme plus élevée et mieux organisée de l'animisme, marque un progrès nouveau dans le sens de la transcendance. La résidence des dieux devient plus nettement distincte de celle des hommes.
DURKHEIM, De la Division du travail soc., 1893, p. 274.
2. ... l'homme a été posé alors globalement, avec l'intelligence par conséquent, avec les dangers que cette intelligence pouvait présenter, avec la fonction fabulatrice qui devait y parer; magie et animisme élémentaire, tout cela était apparu en bloc, tout cela répondait exactement aux besoins de l'individu et de la société, l'un et l'autre bornés dans leurs ambitions, qu'avait voulus la nature.
BERGSON, Les Deux sources de la mor. et de la relig., 1932, p. 196.
2. Doctrine selon laquelle l'âme est le principe non seulement des opérations intellectuelles, mais encore des phénomènes vitaux physiologiques et même pathologiques :
3. Au début du XVIIIe siècle, l'Europe médicale est partagée entre deux doctrines, le mécanisme et l'animisme.
ROUSSY ds (F. Widal, P.-J. Teissier, G.-H. Roger, Nouv. traité de méd., fasc. 5, 1920-24, p. 13).
Rem. Ne se dit pas de la doctrine qui affirme l'existence de l'âme. Cette doctrine est appelée spiritualisme (cf. FOULQ.-ST-JEAN 1962).
B.— PSYCHOL. ,,Tendance à considérer les objets comme vivants et doués d'intentions.`` (Psychol. 1969).
En partic. Croyance spontanée des jeunes enfants pour qui tout objet qui se meut est doué d'une vie personnelle :
4. Le monde de l'enfant commence aujourd'hui à se dessiner avec précision, avec ses traits dominants : animisme, émotivité, impulsivité. Ce sont les traits mêmes que l'on retrouve chez l'infantile adulte.
MOUNIER, Traité du caractère, 1946, p. 161.
Théorie de l'anthropologue anglais E.-B. Tylor (1832-1917) qui, à partir de l'observation des primitifs, explique par l'expérience du sommeil, du rêve et de la mort, l'origine et la succession des principales croyances religieuses de l'humanité : idée de l'âme distincte du corps, culte des morts et des ancêtres, croyance aux esprits, puis à des divinités supérieures, enfin à un Dieu unique.
PRONONC. :[].
ÉTYMOL. ET HIST. — 1781 phys. (THOUVENEL, Mém. phys. et médicinal, p. 141 ds PROSCHWITZ, Beaumarchais, p. 325 : On voit s'élever aujourd'hui d'autres Physiciens non moins entreprenans, mais moins éloignés que les autres, du vitalisme, de l'animisme, et mieux appuyés des connoissances anatomiques, spécialement du systême nerveux).
Dér. du rad. du lat. anima (âme); suff. -isme.
STAT. — Fréq. abs. littér. :21.
BBG. — BACH.-DEZ. 1882. — BATTRO 1966. — BOUILLET 1859. — Foi t. 1 1968. — FOULQ.-ST-JEAN 1962. — FRANCE 1907. — FRANCE Suppl. 1907. — FRANCK 1875. — GARNIER-DEL. 1961 [1958]. — GOBLOT 1920. — JULIA 1964. — LAFON 1969. — LAL. 1968. — LITTRÉ-ROBIN 1865. — Méd. Biol. t. 1 1970. — PERRAUD 1963. — PIÉRON 1963. — PIGUET 1960. — Psychol. 1969. — ROS.-IOUD. 1955. — SILL. 1965. — SPR. 1967. — TONDR.-VILL. 1968.

animisme [animism] n. m.
ÉTYM. 1781; du lat. anima « âme ».
1 Hist. des sc. Doctrine physiologico-médicale de Stahl, expliquant les faits vitaux par l'intervention de l'âme. Vitalisme.
1 On aurait tort de sourire, même avec la tendresse et le respect qu'inspire l'enfance. Croit-on que la culture moderne ait véritablement renoncé à l'interprétation subjective de la nature ? L'animisme établissait entre la Nature et l'Homme une profonde alliance hors laquelle ne semble s'étendre qu'une effrayante solitude.
Jacques Monod, le Hasard et la Nécessité, p. 49.
2 (1880). Attitude consistant à attribuer aux choses une âme analogue à l'âme humaine. || Religion marquée par l'animisme.Psychol. || Animisme de l'enfant, qui prête une vie personnelle à tout objet mobile.
2 (…) elle essaya d'exprimer sa tendresse en disant n'importe quoi, et fit appel, d'instinct, à un animisme qu'il aimait : en face de la fenêtre, un des arbres de Mars s'était épanoui pendant la nuit; la lumière de la pièce éclairait ses feuilles encore recroquevillées, d'un vert tendre sur le fond obscur :
— Il a caché ses feuilles dans son tronc pendant le jour, dit-elle, et il les sort cette nuit pendant qu'on ne le voit pas.
Malraux, la Condition humaine, I, in Romans, Pl., p. 214.
3 C'est à la fois la peinture d'un monde et l'aventure d'un homme; cet homme en qui l'auteur s'est très exactement incarné est par bien des côtés très loin de moi : par son fétichisme, par son animisme.
S. de Beauvoir, Tout compte fait, p. 176.
Croyance religieuse traditionnelle, en Afrique (par opposition à l'islam et au christianisme).

Encyclopédie Universelle. 2012.

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